Dans la brume

« Rien d’autre. Rien que l’espace de cette course, rien que cet instant furtif et malgré tout banal : bien d’autres fois, et sur des terres plus lointaines, j’ai vu des bêtes sortir de la nuit. Mais cette fois-ci j’en fus retourné, saisi, la séquence avait eu la netteté, la violence d’une image de rêve.

(…) Ce fut comme si de mes yeux, à cet instant, dans la longueur de cet instant, j’avais touché à quelque chose du monde animal.  » *

À la lecture de ses quelques lignes de Jean-Christophe Bailly, surgit à mon esprit de beaux souvenirs que j’avais quelque peu enfoui et caché au fond de moi, prise par la routine quotidienne. Pourtant, c’est bien cette proximité, « ce touché du monde animal » que je ne cesse de chercher lors de mes différentes promenades et randonnées.

Un besoin, une nécessité interne. La sensation de se sentir en manque… Un sentiment parfois de ne pas être vraiment à sa place, parmi les « hommes ».

 

Deux souvenirs refont notamment surface.

Mon premier souvenir date de l’adolescence où très souvent, à l’aube, j’allais me réfugier en forêt. Je prenais place sur un vieux tronc et me laisser enivrer par l’instant. Je regardais avec un sourire dissimulé l’agitation humaine du matin. Lorsque qu’un jour, j’entendis sur ma droite le craquement de feuilles mortes, je n’étais pas seule. À peine à quelques mètres de moi, se tenait, un très beau renard. Surprise par la rencontre, je restais là sans bouger et ne le quittais plus des yeux.

Il ne bougeait plus non plus, s’est mis assis lentement et a tourné sa tête vers moi, un court instant. J’étais transpercée par son regard. Tous les deux, nous étions assis là, à regarder le brouhaha de la ville. Puis, il poursuivit sa route.

 

Faire corps avec la forêt
Nature

Mon deuxième souvenir s’est passé, il y a tout juste quelques années, lors d’une sortie avec des amis. À la dernière minute, je les quitte devant la via ferrata pour tout simplement passer par l’épaisse forêt. Je me sentais plus en sécurité dans celle-ci qu’exposée sur la roche sous une écrasante chaleur.

Je marchais un long moment, aux anges, car il n’y avait personne et je prenais soin, comme souvent, de ne pas faire trop de bruit. Préférant voir qu’être vu.

Je venais, tout juste, d’enjamber quelques branches cassées quant au moment de relever ma tête se tenait immobile un majestueux cerf face à moi. Aussitôt, je stoppais mon élan et le regardais prise à la fois par la crainte et l’émerveillement. Le temps semblait suspendu, les yeux dans les yeux. La crainte me quittait peu à peu.

Mais une branche se mit à craquer fortement et tous deux nous tournâmes la tête rapidement pour en connaître l’origine. Au loin, un promeneur approchait et le cerf effrayé partit.
Pendant un instant, prise de peur aussi par l’inconnu, j’ai eu le sentiment de passer de l’autre côté…

 

« Le regard animal nous traverse et va au-delà de nous. Pourquoi? Parce que, pour Rilke, nous regardons en arrière alors que « la créature de tous ses yeux voit l’ouvert ». (…) Regarder en arrière, c’est être piégé par soi-même, c’est regarder le présent de façon toujours biaisée, c’est être constamment dans le souci d’un passé ou d’un futur, dans le leurre de l’interprétation, c’est vivre dans le « monde des formes », auquel l’ouvert s’oppose  (…). C’est parce que les animaux sont des êtres sans Bildung qu’ils sont dans l’ouvert. »

* Extraits du livre  » Le versant animal « , Jean-Christophe Bailly (Editions Bayard, 2018)